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La lépisostée de Cuba ou Poisson crocodile
(Atractosteus tristoechus)

par Robert Allgayer © AA32 - avril 2006

Vénérée et protégée par les Cubains, pêchée et mangée pour sa chair "aphrodisiaque" par les Mexicains, la lépisostée reste aujourd'hui, avec l'Amie les deux seuls représentants des anciens Holostéens, un groupe florissant au Mésozoïque (-225 à -100 millions d'années) apparu au milieu du Permien (-260 M) et disparu au milieu du Tertiaire (-50 M).

Introduction

Atractosteus strausi de l'Eocène issu des couches bitumineuses de Messel en Allemagne. -54 MA

Dans nombre d'ouvrages et de commentaires apparaît le terme de "primitif" pour les sept espèces actuelles réparties en deux genres. Je préfère utiliser le terme d'espèces "anachroniques" face aux autres "poissons modernes".
Parfaitement adaptées à son milieu et son mode de vie, la lépisostée n'a pas eu à évoluer; elle a donc maintenu un certain nombre de caractères ancestraux, mais parallèlement ses vertèbres sont totalement articulées et sa corde a disparue, fait unique parmi les "poissons" que l'on ne retrouve que chez des Tétrapodes comme l'Urodèle par exemple. Les lépisostées ont simultanément maintenu des caractères primitifs et développé des caractères évolués uniques chez les "poissons".

Poisson crocodile de Cuba
Atractosteus tristoechus n'est pas endémique de Cuba. Cette lépisostée vit aussi au nord du Mexique, de Vera Cruz jusqu'à Corpus Christi aux USA. Encore plus au nord ce sont les cinq autres espèces du genre Lepisosteus qui se disputent le terrain.
La première fois où j'ai aperçu le poisson crocodile (Atractosteus tropicus), c'est au Mexique en 1984 en compagnie de Jean Claude Nourissat. Nous les avions observé du haut d'un pont sur le Rio Mamandel au Tabasco. En rang d'oignon, Ils barraient tout le travers de la rivière, face au courant, sous la surface. De temps à autre, l'un d'eux sortait du rang, se précipitait en avant pour capturer un imprudent vivipare venu trop près de cette ligne Magino. Ce comportement de groupe - de chasse apparemment concertée - n'est pas l'image habituelle de "chasseurs à l'affût" telle qu'elle est souvent citée.
A la seconde rencontre, nous y avons goûté. Avec un groupe de pêcheurs mexicains, dans la Laguna Chacchoqué, un A.tropicus s'était pris dans le filet avec de nombreux Cichlidés. Immédiatement les pêcheurs mexicains ont fait un feu et ont grillé le poisson crocodile sur les braises, avec ses écailles ; cela protège la chair qui ne sera pas carbonisée. Cette précipitation a consommer immédiatement l' Atractosteus est due à la croyance que sa chair est aphrodisiaque. Nous y avions goûté, mais je n'ai rien remarqué...

Les canaux rectilignes de Guama, d'une largueur de 3 à 4 mètres et 80 à 120 cm de profondeur. (Guama, Cuba)

L'aire de répartition géographique de A.tropicus s'étend jusqu'au Costa Rica.

La première rencontre avec A.tropicus à Cuba fut furtive. Elle eut lieu dans les canaux de Guama près de la Baie des cochons.
Les canaux de Guama sont artificiels, creusés par l'homme, peu profonds, parfaitement rectilignes, ils permettent de circuler en canots pour accéder aux différentes parcelles où est pratiqué l'hortillonnage.
De temps à autres des poissons-crocodiles, immobiles, dans les plantes (Myriophyllum, Nymphaea, Nymphoides) partaient comme "une balle de fusil" de leur affût dérangés par le bruit de notre moteur hors-bord tournant au ralentie.
Il vivaient là, sous de grandes étendues de nénuphars, comme sous un chapiteau de cirque mais où la lépisostée mène le bal. Les autres acteurs dans ces canaux sont (entre-autres) des Cichlidés endémiques (Nandopsis tetracanthus), des Black-bass (Micropterus salmoides) ces derniers sont appelés " Truites " par les Cubains, et une tortue (Trachemys decussata ). Toutes ces espèces, aussi bien tortue que poissons, s'attrapaient assez bien à la ligne avec un vers de terre en plastique rouge ou une petite anguille noire (Anguilla rostrata) comme appât.





Nandopsis tetracanthus pris à la cuillère (Guama, Cuba) Black-bass (Micropterus salmoides) puis à l'anguille vivante. (Guama, Cuba)
 
Anguilla rostrata est utilisée comme esche sur la ligne des lancers (Guama, Cuba)  

 

3 mètres, 150 kg
La lépisostée a pu être approchée de très près à la station de reproduction de l'ichthyofaune. A l'entrée de la station, un bac de 350 litres accueille le visiteur et permet d' apercevoir trois spécimens subadultes d'une quarantaine de centimètres. De grands étangs bordent de part et d'autre le chemin menant à la pisciculture. Ils sont entièrement couverts par des nénuphars, sans aucun espace permettant le contact avec l'air. L'échange gazeux dans ce milieu ne devaient pas être fameux. Outre la présence certaine de poisson crocodile, des vivipares endémiques de Cuba s'y ébattaient. Il suffit de rabattre quelques feuilles de nénuphars pour les apercevoir par dizaines. Des Gambusia, Limia, en plusieurs espèces différentes. Ces "gambusinos", comme les appellent les Cubains, signifie "quelque chose sans importance".


Les étangs de la station de reproduction de l'ichthyofaune sont couverts de nénuphars, ici sont élevés les alevins et subadultes de Atractosteus tristoechus

Sous abri grillagé et cadenassé, des cuves en béton et en fibre de verre sont occupées chacune par un seul spécimen de poisson-crocodile, parfois en compagnie de quelques tortues aquatiques. Mâle ou femelle, ils ont entre 50 et 70 cm de longueur totale. Il faut savoir que l'espèce A.tristoechus peut atteindre près de 3 mètres et 150 kg en milieu naturel, mais à cette taille les spécimens seraient difficiles à manipuler pour la reproduction.
La particularité du poisson crocodile est sa gueule, unique, qui ressemble au Gavial. Un taxon, Lepisosteus gavial décrit par Lacepède en 1803, existe mais il s'agit d'un synonyme de Lepisosteus osseus. Les nageoires ventrales, anale et dorsale sont situées très en arrière comme chez le Brochet (Esox lucius) Cela permet à notre poisson crocodile un démarrage foudroyant lorsqu'il est à l'affût pour fondre sur sa proie.


Manipulation d'un mâle Atractosteus tristoechus, la partie ventrale est immaculée. Il importe de tenir énergiquement le poisson crocodile, celui-ci possède une force hors du commun.

Sa gueule très fortement prolongée permet d'attraper les proies en travers. Les mâchoires sont couvertes de nombres dents pointues maintenant la proie. Celle-ci est tournée la tête vers l'estomac et avalée entière. A n'en pas douter, le poisson crocodile est un carnivore piscivore.


Le corps peut être couvert de tâches noires disposées en rangées longitudinales, c'est le cas pour la plupart des spécimens maintenus en captivité. Nous n'avons pas observés cette robe chez les spécimens sauvages à Cuba. Ceux-ci étaient uniformément gris bleuté sur le dos, jaunâtre sur le flanc et blanc sur le ventre. Les juvéniles possèdent une bande longitudinale sombre sur le flanc.





Autre particularité et certainement la plus remarquable : les écailles ganoïdes. Celles-ci sont en forme de losange (rhombroïque). Chez les "poissons" actuels il existe deux types d'écaille ganoïde.
- Le premier, de type palaeoniscoïde, concerne les Polyptères (Polypterus, Erpethoichthys) et des formes fossiles. L'écaille est divisée en trois couches. L'externe est dure et brillante. Elle est couverte d'une couche de ganoïne, une espèce de pseudo-émail.

Ecaille ganoïde; face interne avec sa couche d'isopédine produite par les ostéobaste du derme. L'on distingue la partie visible et celle enchassé sur le derme. Cône artériel des Holostéens au milieu

En dessous se trouve une couche de cosmine traversée par de petits canaux denticulés, cette couche intermédiaire est similaire à la dentine. Enfin la troisième couche l'isopédine sur la face interne est générée par des ostéoblastes issus des couches profonde du derme.
- Le second, de type lépisostéoïde, concerne notre lépisostées et l'Amie chauve (Amia calva). Mais ici la couche intermédiaire de cosmine n'existe pas/plus. Ces écailles en plus ne se recouvrent pas et sont articulées entre elles. Une carapace dure et mobile. La parfaite armure. En outre la couche de ganoïne s'est réduite chez l'Amie se rapprochant ainsi des Téléostéens.
Autre particularité, les "clapets anti-retour" au niveau du cœur . Chez la lépisostée, entre le ventricule et le bulbe artériel, le cône artériel est doté de trois paires de clapets empêchant le sang lors du gonflement du ventricule d'être aspiré dans le sens contraire. Chez les "poissons osseux" il ne reste plus qu'une paire et chez les Elasmobranches jusqu'à 7 paires de clapets. Le cône artériel s'est réduit en longueur s'adaptant au nombre de paire de clapets. ( conf. dessins). Et parallèlement le raccourcissement du cône artériel a engendré un épaississement des parois du ventricule et du bulbe artériel.

Reproduction " naturelle "

Pour la reproduction de A.tristoechus, les Cubains de la station de reproduction de l'ichthyofaune avaient tout d'abord adopté la technique tchèque de la maturation ovarienne à l'aide de gonatotropine. Celle-ci était prélevée sur des spécimens sauvages du milieu naturel. La gonatotropine étaient purifiée par centrifugation et injectée dans les muscles dorsaux à l'avant de la nageoire dorsale. Cette technique était trop demandeuse en spécimens pour produire suffisamment d'hormone en rapport aux résultats obtenus. Ce procédé fût abandonné au profit de la maturation ovarienne dans des conditions naturelles. La station a tout d'abord étudié les conditions physico-chimiques de l'eau au moment de la poussée ovarienne de mi-mai à mi-juin. C'est pendant cette période que A.tristoechus se reproduit. C'est le premier mois de la saison des pluies. En milieu naturel, le niveau d'eau monte fortement, la minéralisation chute vers des valeurs de 80 à 140 µS/cm, mais le pH reste neutre au environ de 7,0.


Aquarium avec des lépisostées à l'entrée de la pisciculture.

Dans la discussion avec le biologiste de la station nous sommes venus à aborder le sujet de l'osmoseur, que les cubains ne connaissaient pas. Les conditions du milieu naturel sont également recréés dans les étangs en captant et en drainant un maximum d'eau de pluie. Ce qui n'est pas toujours du goût des vivipares.
Pour A.tristoechus le nombre d'œufs dépend de la taille de la femelle qui pourra être mature à partir d'une taille de 60 cm. Leur nombre est de 1000 à 10000. Les œufs sont très gluants et d'une taille de 5 à 8 mm. Lors de la ponte, ces œufs sont dispersés et adhèrent à tout substrat, telles que pierres, plantes etc. Les adultes ne surveillent ni ne gardent les œufs. A l'éclosion, le sac vitellin est très lourds et les larves ne peuvent pas nager. Il restent sur le fond à résorber le sac vitellin. Lorsque le stade de la nage libre est atteint, en huit jours, l'alevins chasse immédiatement des larves d'insectes ou des alevins d'autres espèces. Il ne devient réellement piscivore strict qu'à partir d'une taille de 10 cm.
Ces reproductions de poisson crocodile sont principalement destinées à la réintroduction de l'espèce en milieu naturel. Dans ce domaine, les biologistes cubains sont très prévoyants et sont parés en cas de catastrophe écologique sournoise ou subite sur la presqu'île de Zapata ou ailleurs. D'après eux, (je n'en suis pas convaincu), l'introduction du Black-bass depuis 1928 n'a eu aucune incidence sur la faune pisciaire locale. En outre d'autres espèces ont été introduites à Cuba comme Oreochromis mossambicus et Sarotherodon aureum deux espèces de Cichlidés opportunistes qui s'adaptent à toutes les situations de l'environnement.
En attendant, la station de l'ichthyofaune de Zapata possède des surplus de poisson crocodile. Ceux-ci vont à l'entreprise nationale chargée de l'exportation des poissons tropicaux de Cuba à La Havane. Ils sont exportés à une taille de 10 à 20 cm. Vu la taille qu'ils peuvent atteindre, ils sont principalement destinés à des aquariums publics. Toutes les lépisostées que j'ai pu voir dans les aquariums publics étaient maintenus dans des cuves de plusieurs mètres cubes. Donc pas à la portée de chaque aquariophile. En outre se poserait le problème de l'alimentation qui en captivité est principalement composée de truitelles.

Lorsque l'on s'approche des barques des pêches, notamment dans les canaux de Guama, le fond est toujours remplie de Tetracanthus, de Cichlidés africains et de Black-bass. Pas de lépisostées. La technique de pêche est-elle inadaptée à cette espèce, ou la pression exercée par les intrus est-elle trop forte? En tout cas le nombre de poisson crocodile aperçu dans ces canaux est bien inférieur aux autres prédateurs du milieu.

Peut être un jour notre lépisostée cubaine, trop à l'étroit parmi les autres voraces des canaux de Guama, fera-t-elle aussi sa Révolution ?


Atractosteus tristoechus juvéniles maintenu en alcool et ayant servie à des études de morphométrie et d'allométrie.

Fiche technique
Classe : Holostéen
Sous classe : Ginglimodi
Ordre : Lepisosteiformes
Famille : Lepisosteidae
Genre : Atractosteus Rafinesque, 1820 comme sous genre de Lepisosteus Lacepède, 1803
Espèce : A.tristoechus (Bloch & Schneider, 1801)
Synonymes : 1ère desciption Esox tristoechus ; Lepisosteus spatula Lacepède,1803 ; Lepidosteus manjuari Poey,1858 ; Lepisosteus berlandieri Girard,1858 ; Atractosteus lucius Duméril,1870 ;
Beaucoup de types de Lepisosteidés, des différents taxa, sont déposés au Museum d'Histoire naturelle de Paris grâce à Lacepède, Rafinesque et Duméril (fils).
Nom commun : Poisson crocodile.
Maintenance : Eau douce à moyennement dure; pH 7,0 à 7,5; temp.: 25 à 27 °C.
Alimentation : exclusivement piscivore.
Reproduction : impossible, ou pas encore réussie en aquarium

Les Holostéens dans le système
Les classe des Holostéens ne regroupent plus que 8 espèces actuelles et d'inombrables espèces fossiles. Avec les Téléostéens, ils forment les Neopterygiens. Les Holostéens se divisent en deux lignées monophylétiques :
les Ginglymodi avec un ordre actuel les Lepisosteiformes et une famille Lepisosteidae; deux genres Lepisosteus et Atractosteus et 7 espèces. les Halecostomes avec cinq ordres fossils : †Semionotiformes, †Pycnodontiformes, †Macrosemiiformes et la subdivision des Halecomorphes avec trois ordres, deux fossils : les †Pachycormiformes, les †Aspidorhynchiformes et les Amiiformes.
L'ordre des Amiiformes regroupe quatre familles †Caturidae, †Parasemionotidae, †Tomognathidae et la famille actuelle Amiidae où est inclus Amia calva seule espèce actuelle.