La percolation
d'un sable "vivant"
Une façon écologique et efficace de concevoir l'aquarium marin
par J. JAUBERT
Laboratoire de Biologie et d'Ecologie Marines Université de Nice (Aquarama
- 1977)
Le maintien de la pureté et de la constance des propriétés
physicochimiques de l'eau, c'est-à-dire de l'équilibre,
est le problème fondamental de l'aquarium. Dans les aquariums de
type classique utilisant la méthode dite artificielle, cet équilibre
est maintenu avec plus ou moins de succès à l'aide d'appareils
nombreux et complexes.
Nous allons schématiquement analyser les aspects théoriques
de cette question et montrer comment il est possible d'obtenir en aquarium,
un équilibre de qualité, contrôlé par des processus
analogues à ceux qui dans les mers et les océans sont responsables
de l'équilibre naturel.
I. EQUILIBRE ET DESEQUILIBRE D'UN SYSTEME BIOLOGIQUE
A - Les êtres vivants : de véritables " machines "
à transformer le milieu qui les entoure.
Le fonctionnement des processus biochimiques qui supportent la vie nécessite
des échanges constants entre les êtres vivants et'le milieu
qui les entoure.
Ces échanges sont caractérisés par :
1) leur permanence (ils ne cessent qu'à la mort de l'être
vivant) ;
2) leur fonctionnement dans les deux sens ; certaines substances étant
absorbées (oxygène, eau, nourriture) tandis que d'autres
sont rejetés (gaz carbonique, excrétats) ;
3) leur tendance à modifier et donc à perturber le milieu.
L'analyse d'un exemple schématique va nous permettre de mieux comprendre
la nature et les conséquences de oces processus.
Considérons de l'eau pure et stérile contenue dans une enceinte
close. Un tel système peut théoriquement conserver indéfiniment
ses propriétés. On dit qu'il est en équilibre.
Par contre si nous y introduisons un être vivant, un poisson par
exemple, on ne tardera pas à observer une rapide modification de
sa composition et de ses propriétés physicochimiques.
Prenons l'exemple de la respiration : en respirant, le poisson absorbe
l'oxygène dissous dans l'eau et y rejette du gaz carbonique.
Cette simple fonction est déjà un puissant facteur de déséquilibre
car elle tend à épuiser les réserves d'oxygène
et à provoquer l'accumulation du gaz carbonique.
Comme la respiration, les autres fonctions vitales, nutrition et surtout
excrétion, modifient le milieu. Si rien ne vient en combattre les
effets, le milieu, appauvrien oxygène et trop ochargé en
déchets deviendra vite impropre à la vie.
Vu sous cet angle, tout être vivant apparaît comme une sorte
de " machine >, à transformer le milieu qui l'entoure.
B - Les bases de l'équilibre naturel
Après la conclusion à laquelle nous a conduit notre exemple,
on est en droit de se demander avec un peu d'étonnement, comment
les milieux naturels réussissent à conserver leur équilibre.
Une réponse relativement simple peut être donnée à
cette question si l'on reste au plan des principes généraux
: l'équilibre naturel est le résultat de la complémentarité
des fonctions des différentes catégories d'êtres vivants
qui peuplent un écosystème. Ils peuvent être rangés
dans trois grands groupes, en fonction de type d'activité qu'ils
exercent.
1) Les producteurs. Ce sont les végétaux chlorophylliens
qui ne consomment que de l'eau, des sels minéraux, du gaz carbonique
et rejettent de l'oxygène.
2) Les consommateurs. Ce sont les animaux qui consomment des végétaux
ou d'autres animaux, absorbent de l'eau et de l'oxygène et rejettent
du gaz carbonique et des déchets azotés.
3) Les décomposeurs. On trouve dans ce groupe une foule d'organismes
de petites tailles et des bactéries. Tous ces organismes s'attaquent
aux déchets et débris organiques de toutes origines et les
transforment par étapes successives en sels minéraux solubles
(phosphates, nitrates, sulfates, etc.) directement assimilables par les
végétaux. Dans l'océan les décomposeurs sont
représentés par de petits vers, des micro-crustacés,
des protozoaires oet surtout par une foule de bactéries qui vivent
dans l'extrême couche superficielle des sédiments qui tapissent
le fond, car elles sont très avides d'oxygène. Le rôle
des décomposeurs est extrêmement importants car ils excercent
une véritable fonction d'épuration.
Les activités de ces trois groupes d'organismes sont complémentaires
et souvent même antagonistes, telle substance rejetée par
l'un est absorbée par l'autre et les variations de sa concentration
dans le milieu restent confinées dans des limites étroites.
Très schématiquement : l'oxygène consommé
par la respiration ne peut s'épuiser puisque les végétaux
en produisent constamment. Le gaz carbonique rejeté ne peut s'accumuler
car les végétaux l'absorbent. De même les déchets
ne peuvent s'accumuler car les décomposeurs les transforment en
sels minéraux qui sont à leur tour absorbés par les
végétaux.
On peut donc considérer que l'équilibre naturel est un équilibre
dynamique qui dans un milieu donné, signifie que la résultante
de toutes les activités élémentaires est nulle.
Il. UTILISATION DES ORGANISMES DECOMPOSEURS DANS L'AQUARIUM MARIN
Dans l'aquarium classique, l'élimination des déchets est
assurée par un ensemble d'appareils complexes, filtres à
charbon actif, ozoniseurs, écumeurs, stérilisateurs à
rayons ultraviolets. En dépit de leur complexité, ces appareils
n'épurent qu'imparfaitement le milieu. Ils ne font que retarder
le moment où la concentration des polluants atteint le seuil de
toxicité et obligent à de fréquents changements d'eau.
De plus, le moindre accident peut entraîner une rupture brutale
et catastrophique de l'équilibre relatif ainsi obtenu (montée
des nitrites).
Il est cependant possible d'obtenir un meilleur équilibre en copiant
la nature : principes des méthodes dites semi-naturelles et naturelles.
On introduit dans l'aquarium un sédiment abondamment pourvu d'organismes
décomposeurs et en particulier de bactéries. L'aquarium
fonctionne alors comme un modèle réduit d'océan,
mais un point essentiel différencie le modèle du véritable
océan : l'inégalité de la charge en êtres vivants.
L'aquarium est un milieu très surpeuplé et on ne peut se
contenter de déposer le sédiment sur le fond. En effet,
dans ce cas, le siège des mécanismes d'épuration
serait comme dans l'océan, limité à la mince couche
superficielle habitée par des bactéries et la capacité
de traitement serait insuffisante pour réduire la masse des déchets
produits.
On est donc obligé :
- d'utiliser un sédiment très enrichi en décomposeurs,
contenant non seulement des bactéries mais aussi toute la microfaune,
méïofaune et microflore naturelle ;
- d'étendre la couche active à toute l'épaisseur
du sédiment en le faisant en permanence traverser par un intense
courant d'eau.
Lorsque ces deux conditions sont remplies, la capacité d'épuration
du sédiment de l'aquarium peut dépasser cent fois celle
d'une surface de sédiment marin.
Ainsi constitué, le fond de l'aquarium pourrait être comparé
à une sorte d'usine chimique de traitement de l'eau dont les ouvriers
seraient des bactéries.
Les plus gros déchets sont absorbés par les innombrables
organismes (vers, microcrustacés, nématodes, etc.) qui constituent
la méïofaune. Puis vient ensuite le tour des bactéries
dont le sédiment de l'aquarium contient différentes variétés.
Un véritable travail à la chaîne : chaque espèce
effectue un travail bien déterminé qui prépare celui
de l'espèce suivante, etc. Ainsi par exemple certaines bactéries
brisent les molécules de protides provenant des déchets
de nourriture ou de cadavres d'animaux. Elles en extraient des produits
ammoniaqués qui sont alors repris par d'autres 'bactéries.
Celles-ci les oxydent et les transforment en nitrites, puis d'autres bactéries
interviennent à nouveau pour oxyder les nitrites en nitrates.
L'eau qui traverse le sédiment se trouve ainsi progressivement
débarrassée de ses impuretés.
La structure, la nature et la dimension moyenne des grains de sable ont
une très grande importance.
1) Le sable doit être composé d'éléments calcaires
organoditriques (sable marin naturel).
2) Les grains doivent être arrondis et le sable doit être
composé d'un mélange de grains de 1 à 4 mm dediamètre
pour limiter le colmatage (éviter les sables à grains très
aplatis comme la plupart des sables de corail ou à grains trop
petits). De plus cette granulométrie semble favoriser le développement
d'une microfaune et d'une méïofaune beaucoup plus abondante.
3) Pour dbtenir un fonctionnement très efficace, il doit contenir
toutes les espèces bactériennes et les organismes décomposeurs
qui vivent normalement dans la couche superficielle des sédiments
marins et dont la présence est indispensable pour obtenir une épuration
parfaite.
4) Chaque grain doit avoir une structure poreuse ou très anfractueuse
de façon à présenter une très grande surface
développée. C'est sur cette grande surface que se fixent
les bactéries " antinitrites " et de ce fait le potentiel
d'épuration d'un tel sable est de très loin supérieur
à celui d'un sable ordinaire.
Etant de nature calcaire et constamment traversé par un courant
d'eau ce sable participe à la restauration des tampons qui régulent
le pH de l'eau de mer et exerce un effet stabilisateur.
Un système de filtration ainsi constitué résout radicalement
tous les problèmes d'ammoniaque et de nitrites. Les " montées
de nitrites " sont pratiquement impossibles à obtenir, même
en cas d'oubli d'un cadavre de poisson ou d'abondants débris de
nourriture. Il ne résoud cependant pas le problème de l'accumulation
des nitrates.
Il est donc recommandé :
- d'éviter de laisser pourrir des débris organiques même
s'il n'y a aucun danger immédiat (ammoniaque, nitrite) ;
- de planter très richement l'aquarium en algues : algues de la
famille des caulerpales (en particulier C. prolifera) dont plusieurs espèces
connaissent dans un tel aquarium un développement aussi rapide
que celui 'des plantes d'eau douce et " pierres vivantes " encroûtées
d'algues calcaires rouges (Melobésiées et Squammariacées).
S'ils sont suffisamment nombreux les végétaux absorbent
une quantité notable de nitrates, sans pour autant réussir
à équilibrer leur production. Ils ne font donc que retarder
assez considérablement le moment où le seuil de toxicité
des nitrates sera atteint, ce qui est déjà un avantage appréciable
dans la mesure où on pourra espacer les changements d'eau. Il est
à noter à ce propos que les organismes constituant la microfaune,
la méïofaune et à un moindre degré la macrofaune
du sédiment absorbent une grosse quantité de déchets
organiques qui échappent ainsi à l'activité bactérienne.
Ils freinent donc notablement la production de nitrates.
CONCLUSION
Le système d'épuration réalisé avec un
sable " vivant " au sens où nous avons défini
ce terme, c'est-à-dire contenant non seulement des bactéries
mais encore tous les organismes décomposeurs (micro et méïofaune)
permet d'obtenir une excellente filtration, à la fois mécanique
et biologique et par voie de conséquence une eau d'excellente qualité.
Dans un aquarium ainsi équipé les appareillages classiques
ne sont plus indispensables et de plus l'équilibre obtenu est beaucoup
plus stable.
Ce système que j'utilise depuis plus de 10 ans pour des aquariums
d'agrément et depuis 7 ans en laboratoire pour étudier poissons
et invertébrés m'a toujours donné entière
satisfaction.
A
propos de l'auteur :
La fascination de Jean Jaubert pour le monde sous-marin commence dès
son enfance passée à barboter dans les eaux cristallines
des rives sud de la Méditerranée occidentale.
La vue des premiers films du Commandant Cousteau transforme cette fascination
en véritable passion. Étudiant, il fait son premier stage
au Musée océanographique de Monaco. Il y rencontre Cousteau
et se lie d'amitié avec des figures emblématiques de son
équipe comme Claude Wesly, Armand Davso, Canoe Kienzy et André
Portelatine.
Devenu biologiste marin, Docteur en océanographie et Docteur ès
sciences, Jean Jaubert pratique toutes les techniques de plongée.
En 1975, invité par la NASA et l'US NAVY, il participe à
une simulation de marche dans l'espace faite, à grande profondeur,
à partir d'un sous-marin de poche. Mais, la pratique intensive
de la plongée sous-marine ne lui fait pas oublier l'importance
de l'expérimentation au laboratoire et l'utilité des outils
modernes de la biologie moléculaire.
En 1992, professeur à l'Université de Nice, il est détaché,
en Principauté, pour fonder l'Observatoire océanologique
européen dont les laboratoires sont installés dans des locaux
mis à sa disposition par le Musée océanographique
de Monaco. Spécialiste des coraux constructeurs de récifs,
il hisse rapidement ce nouveau centre de recherche à un niveau
d'excellence internationalement reconnu et matérialisé par
des publications dans les meilleurs périodiques scientifiques.
Certains articles paraissent dans les revues de référence
que sont Science, Nature et les Proceedings of the National Academy of
Science (Etats-Unis d'Amérique).
Les principales découvertes des équipes de Jean Jaubert
concernent la manière dont les récifs coralliens, équivalents
marins des forêts primaires, participent au maintien des grands
équilibres de la biosphère. Dans le même temps, il
invente un procédé de purification biologique de l'eau de
mer qui lui permet de cultiver des coraux en aquarium. Mis en oeuvre au
Musée océanographique par deux de ses collaborateurs, Nadia
Ounaïs et Pierre Gilles, ce procédé abouti à
une rénovation complète de l'aquarium qui abrite aujourd'hui
une exposition de coraux vivants unique au monde.
En 2002, Jean Jaubert quitte l'Université de Nice et l'Observatoire
océanologique européen pour prendre la direction scientifique
de la Cousteau Society. C'est le début d'une nouvelle aventure.
En novembre 2003, il part de Monaco à bord d'Alcyone, le célèbre
navire à turbo voiles du Commandant Cousteau pour un pèlerinage,
en mer Rouge, sur les traces Calypso. Pendant 4 mois, son équipe
filme les sites de tournage des 2 films mythiques : Le Monde du Silence
et Le Monde sans soleil, respectivement palme d'or à Cannes et
Oscar du film étranger à Hollywood.