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Pseudotropheus gracilior

par Denis ALBISSER- AQUARIUM 32, STRASBOURG. (Revue Aquarama, 19910)
Lorsque le hasard nous rend propriétaire d'un poisson dont on ne connait pas le nom, et dont personne ne sait rien, on peut essayer de clarifier la situation par déduction, en se basant sur ce qu'on sait d'espèces apparemment proches. Cependant, de déduction en déduction, on en arrive à quelques fausses conclusions. Les conséquences de ces erreurs sont le plus souvent minimes, mais l'attrait de l'inconnu, la plaisir de la découverte, augmentent encore la joie de l'aquariophile. L'histoire qui suit m'a tenu en haleine pendant plusieurs années, et j'ai tenu à la faire partager aux lecteurs d'Aquarama qui sont souvent tentés par des poissons qu'ils n'arrivent pas à identifier.

Mäle dominant du bac. Photos de l'auteur.


Automne 1987: C'est pour moi le moment de tourner une page. En effet, obligé de m'absenter fréquemment, je ne suis plus en mesure d'assumer correctement l'élevage des poissons amazoniens que je menais à bien depuis quelques années. Adieu donc Symphysodon discus, Papiliochromis ramirezi et autres Apistogramma ! Le changement de biotope est décidé: désormais, je vais me consacrer aux espèces des lacs Malawi et Tanganyika, parmi lesquelles un grand nombre se reproduisent de façon autrement plus autonome aux yeux de l'aquariophile que les poissons cités plus haut. D'autre part, l'eau dure que je puise en ouvrant mon robinet est tout à fait utilisable telle quelle, ce qui me permettra de me passer de mon
déminéralisateur. En un mot, l'aquariophilie me demandera moins de temps en me procurant toujours autant de joies.
Reste le choix des poissons. Je dispose d'un bac de 900 litres en bois, dans mon salon et de 6 bacs de 200 à 30 litres pour l'élevage, regroupés dans un cagibi. En trois mois, je me suis progressivement défait de mes anciens pensionnaires, la place est enfin libre. Le grand bac a une tendance marquée à se couvrir d'une couche d'algues filamenteuses qui cachent sol, décor et plantes sous quelques 3 centimètres d'épaisseur.
Chose certaine, je vais rester dans la famille des Cichlidés, on ne guérit pas facilement d'un pareil virus. Cependant, un certain nombre d'espèces sont exclues d'emblée, car leur agressivité est trop forte. N'étant pas toujours chez moi, il m'est impossible d'intervenir tout le temps pour modifier le décor ou la composition des populations. Interdits, Melanochromis, Tropheus et autres turbulants verront peut-être leur cas réexaminé quand j'aurai plus de place . .
Lorsqu'on désire se procurer des Cichlidés, le plus simple est de se rendre à une bourse régionale ou mieux, nationale de l'Association France Cichlid. Ce groupe d'aquariophiles spécialisés est présent partout en France, Cichlidés très variés, de très bonne qualité et à des prix franchement corrects. Le Congrès annuel de cette Association dynamique et accueillante donne toujours lieu à une bourse mémorable. Ne pouvant m'y rendre moi-même, je demande à des amis de me ramener des poissons en leur expliquant bien mes souhaits. Je n'ai pas vraiment d'espèce bien arrêtée en tête, mais je leur demande de me ramener des poissons de couleur jaune.
A leur retour, ils me laissent deux espèces: Neolamprologus longior et 6 juvéniles d'une espèce pas très déterminée qui devrait se rapprocher de Pseudotropheus macrophthalmus. Un coup d'oeil dans la littérature et chez un aquariophile abritant cette espèce dans un de ses bacs me laisse perplexe. Mes poissons sont jaunes, et aux dires du vendeur, devraient devenir bleus-violets pour les mâles. A part la forme générale du corps, on est assez loin du macrophthalmus chez qui les femelles sont grises.
Identifier un Mbuna n'est déjà pas une chose aisée, étant donné la grande variabilité de coloration bien connue chez ces Cichlidés, mais lorsqu'on n'a que des juvéniles et qu'on n'a jamais vu d'adulte, on est vraiment dans le brouillard.

Mon bac en bois.


Mes nouveaux pensionnaires sont jaune paille, avec des reflets bleus marqués chez la plupart, il devrait donc y avoir plusieurs mâles. Quoi qu'il en soit, tout le monde est mis dans le 900 litres et privé de nourriture, étant donné la couche d'algues dont il est tapissé. Les jeunes Mbunas se vautrent dans ce coton vert tendre, et, en trois semaines, le bac est tondu, la végétation a repris le dessus et reste totalement ignorée des occupants. Je commence alors à les nourrir de moules, crevettes, artémias, daphnies, poisson hâché et épinards. La croissance est rapide, et l'un d'entre eux prend un aspect différent: les reflets bleus qui brillent sur chaque écaille prennent de l'ampleur et finissent par former une tache permanente derrière l'opercule, qui s'étend au fil des jours sur tout le corps. Comme prévu, le bleu vire vers le mauve. Mais les autres spécimens grandissent tout aussi vite, et leur couleur jaune paille est éclatante. Cependant, chaque écaille porte ce minuscule reflet bleu, et les nageoires pectorales ont une tendance comparable. Première erreur de ma part, j'en déduis que la présence d'un mâle dominant inhibe le développement des dominés. Au fil des mois, le curieux mélange du bleu-mauve et du jaune sur chaque écaille du mâle lui donnent une
teinte générale assez atroce, puis, rapidement, le jaune disparait du corps pour ne rester que sur une bande au sommet de la dorsale, bande elle-même soulignée de noir. La moitié inférieure de cette nageoire est bleue, mais du rouge vif commence à y apparaître. Dans la nageoire anale, la traditionnelle tache en forme d'oeuf est bien visible. Le poisson mesure 10 centimètres et est maintenant magnifique. En quelques semaines, les cinq autres pondent et gardent dans leur pharynx leur portée qui bientôt colonisera le bac. Le problème des mâles dominés n'en était pas un.
Au point de vue comportemental, il s'agit d'une espèce paisible. Les disputes ne se terminent jamais en combats sérieux, le mâle est d'ailleurs assez timide et se cache dans une grotte pour un rien, mais tient tête à tous ses colocataires. Entre-temps, j'avais introduit des Cyrtocara moori et des Labeotropheus fuelleborni dans le bac. Ni les paisibles moori ni les très vifs fuelleborni ne furent inquiétés, sans pour autant pouvoir prendre le dessus sur mes "macrophthalmus" pourtant plus petits.
Les jeunes étaient nombreux, et je les ai souvent capturés, ou mieux, je faisais cracher les femelles avant la fin de l'incubation pour récupérer plus d'alevins. Dans mes bacs d'élevage, ils poussaient bien, mais j'avais une seule angoisse: un seul mâle dans tout ça, et mes jeunes qui ne se décidaient pas à virer au bleu!
En tous cas, impossible de mettre un nom sur cette espèce, personne n'arrivait à me la positionner. Peut-être un Pseudotropheus du complexe "Tropheops" ? Ceux qui me l'avaient ramenée ne savaient plus qui était le vendeur.
Au bout de 18 mois d'élevage, il est clair que j'ai affaire à une espèce très belle: mâle aux couleurs superbes et inhabituelles, et femelles d'un jaune éclatant, avec une bande noire dans la dorsale pour la cheftaine. Par contre, parmi les 50 jeunes que j'avais élevé, peu de mâles: un pour six femelles. Pour des raisons de place, dès qu'un mâle était clairement identifié, je le vendais avec cinq femelles. Deuxième erreur: en référence avec les Aulonocara, j'avais hâtivement conclu que si le sex-ratio était si contrasté, il serait utopique de vouloir faire cohabiter deux mâles adultes dans le même bac. Le dominé mettrait le plus faible en morceaux.
Curieusement, un an plus tard, les pontes suivantes ayant atteint l'âge adulte, je suis bien obligé de reconnaître que, une fois de plus,.mes savantes conclusions étaient totalement erronnées. A la suite d'une modification dont la nature m'échappe (température? pH?), mon cheptel présente un sex-ratio de 1 mâle pour 1 femelle! En moins d'un mois, une bonne dizaine de sub-adultes cohabitant dans le même bac d'élevage ont viré au mauve, et ne se chamaillent pas plus qu'auparavant. Pour en avoir le coeur net, je décide d'introduire l'un d'entre eux dans le 900 litres où mon mâle adulte est toujours sans concurence. L'intrus est chassé du territoire du dominant, mais jamais poursuivi pendant plus de 5 secondes. En fait, les femelles, bien évidemment trois ou quatre fois plus lourdes que le jeune, sont nettement moins tolérantes à son égard, et ce durant une ou deux semaines. Ensuite, tout rentre dans l'ordre, et au bout de deux mois, le nouveau-venu, dont la coloration est déjà bien prometteuse, fait des avances à ces dames sans être inquiété par qui que ce soit.

Pseudotropheus gracilior femelle.


A ce moment-là, notre histoire dure depuis déjà trois ans, nous sommes à l'automne 1990. Mon mâle mesure 12 centimètres, sa coloration prend des reflets lie de vin derrière les opercules, la dorsale est quadrichrome: jaune, noir, écarlate et bleu ciel. L'anale est transparente, incolore, sauf un fort bord inférieur noir et la tache ovale jaune citron. Surtout, alors que je n'y croyais plus, enfin, je puis mettre un nom sur cette merveille: la revue interne de l'Association France Cichlid (encore elle!), la célèbre "RFC" pour les initiés, sous la signature d'un aquariophile belge aussi passionné qu'excellent conférencier, monsieur Jean BOLLINNE. fait état d'un poisson identifié sous Pseudotropheus gracilior. L'auteur faisait partie du cercle restreint des possibles vendeurs, et en plus la photo jointe à l'article est très ressemblante! Le doute n'est plus de mise, mon mystérieux poisson est démasqué.
Si ce poisson ne semble avoir fait l'objet d'aucun article en langue française jusque là, il n'en est pas moins décrit depuis 1935, et a été l'objet des habituelles révisions systématiques qui ont renommé et/ ou reclassé presque tous les Mbunas, et ce n'est sûrement pas fini!
J'y apprends que Pseudotropheus gracilior provient des zones rocheuses tout au sud du lac Malawi. J. Bollinne confirme qu'il fait partie du complexe "Tropheops", sa façon typique de brouter le substrat à un angle de 45° ne m'ayant pas échappé. Au moins une conclusion correcte de ma part!
Bien évidemment, sa reproduction est en tous points comparables à celle des autres incubateurs bucco-pharyngiens du Malawi, avec une durée d'incubation d'environ 20 jours.
Si le mystère est éclairci, cela ne m'enpêche pas de tirer grand plaisir à maintenir cette espèce. Avec le recul, les quelques erreurs que j'avais formulées me font bien sourire, d'autant qu'elles ne m'ont fait courir aucun risque, puisque de toute manière, mon inconnu était de moeurs paisibles et que je savais au moins une chose importante dès le départ: son origine était incontestablement le lac Malawi.
En guise de conclusion, je tiens à souligner les quelques points qui sont importants quand on est confronté à une espèce inconnue:
- Il faut s'efforcer de connaître au moins la grande région d'origine pour les qualités de l'eau
- Préférer les juvéniles à des adultes moins adaptables
- Même après la quarantaine, les tenir en bac spécifique plutôt que les mêler à une population déjà établie
- S'assurer que chaque poisson disposera de sa cachette pour se soustraire à d'éventuels agresseurs
- Ne pas leur donner en pature les magnifiques plantes que que vous bichonnez avec tant de zèle si vous n'êtes pas sûr de leur régime alimentaire
- Bien s'assurer que ce qu'on vous présente comme espèce nouvelle n'est pas un hybride, qui ne doit en aucun cas être perpétué; c'est chose délicate chez les Cichlidés notamment.
Les respect des ces conseils rendra l'expérience beaucoup plus raisonnable, alors, pourquoi ne pas tenter l'aventure?

Bibliographie
Mayland, H. J. 1982. Der Malawi-See und seine Fische.
Lewis, Reinthal & Trendall, 1986. A guide to the fish of Lake Malawi National Park.
Bollinne, J. 1990. Revue Française des Cichlidophiles, N° 101, Pseudotropheus gracilior.